Le temps était couvert, autrement dit, il faisait moche. Et ça ruinait tous mes plans de détente : plus question de manger un fruit dans l'agréable pelouse du jardin, plus question non plus d'aller faire un énième tour en ville. Depuis la reprise des cours, je n'avais plus autant de temps libre pour mes activités et pour ma distraction, j'étais contrainte de passer la journée dans des salles de classes odieuses et n'en sortir que pour manger ou dormir. Mais aujourd'hui, cela devait être jour de fête, puisqu'un professeur était absent. J'avais donc jusque quinze heures pour manger, ce qui me laissait trois petites heures pour faire ce qui est énoncé plus haut. Et là, dans cette journée qui s'annonçait tranquille, peut-être même agréable, il faisait un temps pourri. Et j'étais condamnée à manger au réfectoire pour aller m'enfermer dans ma chambre ensuite, chambre qui puerait la clope comme d'ordinaire, chambre où ma colocataire, comme à son habitude, serait en train de se livrer à je-ne-sais quelles activités pour le moins douteuses. Génial, super plan. Vous comprenez maintenant pourquoi j'étais encore plus froide que d'habitude.

J'arrivai dans la file et lançai des regards meurtriers à tous ceux qui tentaient de me dépasser, ou à ceux qui, simplement et comme des enfants décérébrés, me bousculaient avec entrain. Ç'en calma quelques uns. Je pouvais donc poireauter dans la file bondée à cette heure d'affluence – donc, midi – sans subir trop de dégâts. L'air empestait les gosses qui rigolaient entre eux. Ils me révulsaient mais, quelque part, je ressentais une légère envie envers leur naturel – grossier, certes, mais naturel néanmoins. Lorsque j'arrivai là où l'on est censés choisir notre « repas » qui n'a jamais de repas que le nom, je ne fus saisie d'aucune surprise. Toujours les mêmes plats insipide, tout à fait dégueulasse. Ils me rappelaient presque ceux de l'asile, là-bas non plus, on ne nourrissait pas extrêmement bien. Je crois qu'on cherchait à nous épuiser, histoire de nous rendre inoffensifs. Sur moi, ça n'a pas très bien marché, sur d'autres non plus. Alors ils s'en remettaient au choix des seringues...

Je chassai de mon esprit ses déplaisants souvenirs – en même temps, je n'avais pas vraiment de souvenirs qui ne m'étaient pas comme déplaisants ; mêmes ceux de ma tendre enfance passée avec Enzo me donnaient envie de vomir, certainement par la seule présence d'Enzo. J'avançai dans le réfectoire à la vitesse d'un escargot léthargique, cherchant des yeux une quelconque place. Les auras s'emmêlaient entre eux, c'était pour le moins confus, voir même horrible, pour mes pauvres petits yeux. Il y avait quelques mois, je m'étais dit qu'en me concentrant bien, je pourrais peut-être ne voir qu'une aura et une seulement. Un peu comme pour les oreilles, dans un bar : si on ne suit qu'une conversations, on entend moins les autres... Je m'en souvenais maintenant, de cette idée soudaine, lors de ma première rencontre avec Needy. Je l'avais vite mise quelque part dans mon cerveau et je n'y avais plus pensé jusqu'à maintenant. Mais maintenant, alors que je suis dans l'endroit le plus bondé qui soit, elle me revenait en mémoire... Quelle bonne surprise ! J'allais peut-être enfin pouvoir limiter mon don.

Désormais, je ne cherchais plus seulement une place libre, mais aussi un sujet sur lequel je pourrais fixer mon attention. Je ne tardai pas à le trouver, car les deux objets de ma recherche étaient réunis : place libre et cobaye, je trouvai les deux au même endroit. C'était une jeune femme brune, certainement une lycéenne. Asiatique, elle avait de très jolis yeux qui exprimaient la satisfaction, certainement d'une pensée agréable, car je ne pouvais croire que quelqu'un – outre les gamins qui rigolaient comme des porcs et avaient pris la dernière table de totalement libre – puisse être satisfait de cet endroit et de son overdose sonore (ainsi que visuelle pour moi qui voyais les auras). Elle devait mesurer bien dix ou quinze centimètres de plus que moi, et sous son uniforme on pouvait apercevoir des grosses bottes de moto. Une motarde ? Il ne m'en fallait pas plus pour me décider. Ah si : c'était soit elle soit les porcs décérébrés.

Ce fut donc elle. Elle était en train de regarder sans envie son assiette de lentilles, son aura passant d'une certaine vanité à son dégout pour son « plat ». Sans préavis, je m'installai à côtés d'elle et commençai sans bruit la soupe que j'avais choisie, pour sa capacité, malgré son gout ignoble, à me réchauffer en ce temps foireux. Il me fallait entamer la conversation, si je voulais me concentrer sur son aura. Je posai donc mon bol de soupe que je n'avais pas tardé à finir – sans bruit toujours –, avalai une gorgée d'eau glacée pour me donner du courage et glacer mes doutes parasites, et me lançai à l'eau. Je dis n'im-por-te quoi, quelque chose du style « Je ne te dérange pas, au moins ?. Mais ça importait peu, en fin de comptes. L'important, c'était de parler à cette fille pour me concentrer sur elle et sur rien d'autre. Et, qui sais, peut-être faire une belle rencontre ?