Petite journée de fin mars, petite après-midi de détente, de weekend… Un dernier petit weekend avant l’emprisonnement des cours. Ces cours que j’attendais avec un curieux mélange d’appréhension et d’impatience, ne sachant à quoi me fier, à qui, dans cet endroit de fous. J’aurai juré, hier, voir un enfant traverser un mur, et une drôle de jeune femme, juste là, avec des oreilles de chat… Non, vraiment, cet endroit n’était pas un asile. C’était pire.

Cette après-midi donc, tout n’aillait être que soleil et douceur, promenades et insouciance. Je comptais bien vivre sans voir les autres, ignorer ces affreuses brumes colorés qui paralysaient ma vue à longueur de journée. Oh, il était bien dur, en effet, de ne pas s’intéresser aux couleurs criardes de certaines auras, et aux causes de ces couleurs. Par la force de l’habitude, j’identifiais d’un coup d’œil et de neurones les sentiments qui causaient ces couleurs. Mais je me détachais bien vite de mes spéculations, si nombreuses lorsque le panel d’auras était si grand. *Celle-ci est triste… Celle-là est folle… Celui-ci est anxieux, va-t-il appeler sa petite copine pour être sur de son cadeau ? Et lui… serait-il en train de penser à l’élue de son cœur ?* Je pouffais parfois, intérieurement, amusée par les découvertes que je faisais. Ici, personne ne se retournait sur mon visage froid, impassible ; ma venue ne suscitait aucun chuchotement haineux, aucune crainte. Ici, personne n’était au courant des horreurs que j’avais commises, aussi je pouvais regarder les auras sans y voir la haine qu’autrefois je générais.

Mes pieds foulant le sol avec cadence, un foulard noir noué autour de mon cou flottant au vent, je m’avançais çà et là, m’arrêtant devant telle boutique ou telle autre, appréciant tel magasin, découvrant des objets nouveaux, des tenues nouvelles, me régalant à l’activité d’être comme tout le monde. Pourtant, j’évitais comme la peste les auras teintées de rage, toujours autant sensible aux conséquences que ma venue pourrait entraîner. J’avais été forgée ainsi par mon douloureux passé : ne partage rien, ne laisse rien transparaître – mais observe les autres et apprend de leurs blessures.

D’un coup d’œil à mon porte-monnaie, j’évaluai la valeur de mes biens et ce que j’étais en mesure de faire avec. Pff… je n’avais presque rien sur moi. Nouvelle arrivante, sans famille proche, avec pour seul contact extérieur une vieille servante rondouillarde, je n’avais pour l’instant en ma possession que les quelques sous de cette dernière. La fortune léguée par mes parents, *la fortune qui causa me perte*, ne pus-je m’empêcher de penser, ne me serait disponible qu’après. Je soupirai. Il allait me falloir aller dans une banque, ou une quelconque institution de ce genre sur l’île, pour y négocier mon droit d’utiliser tout cet argent. J’étais assise sur un tas d’or que, en plus d’être la cause de la jalousie d’Enzo, je n’avais même pas le droit de toucher. Pathétique.

Je me dirigeai toujours aussi vivement vers un kiosque vendant sucreries arc-en-ciel et viennoiseries beurrées, et dégainais mon peu d’argent en demandant une gaufre. La vendeuse, une cinquantenaire aux regards peu amènes, me demanda si je la voulais nature, au nutella, ou au sucre. Dernier coup d’œil au prix et je choisissais nature. La vie n’était pas donnée ici, et personne n’était là pour payer à ma place. Ayant payé, je rangeai mon porte-monnaie dans mon sac et empoignai la gaufre aux senteurs délicieuses. Je me remis en marche tout en plantant mes dents dedans. Aussitôt, le goût doux et chaux de la pâte tout juste cuite empli ma bouche et ma gorge. Mon Dieu ce que c’était bon ! Incroyable, exquis, divin… j’en perdais mes mots. Je dégustai donc mon acquis avec déléctation, marchant là où mes pas me portaient. Ah ! qu’il était ravissant d’être seule sous le soleil printannier…